17
C’est comme au théâtre.
En déclouant une douzaine de planches de la cloison, mon oncle Finley a mis à jour tout un côté d’une pièce cachée dont personne ne soupçonnait l’existence. Elle a à peu près un mètre de large et court sur toute la longueur de la chambre du fond, depuis le mur de la cuisine jusqu’à ce bout-ci de la maison. Cette pièce n’a pas de porte, ni de fenêtre, mais seulement une trappe dans le plancher. Elle est fermée.
Et c’est là qu’est Pop. Et mon oncle Sagamore. Et Mme Horn et Baby Collins. Et Caroline Tchou-Tchou.
Ils dorment tous comme des souches, assis par terre, le dos contre le mur d’en face, tournés vers nous. Une lanterne toujours allumée pend à un clou au-dessus de leur tête. Ça fait drôle, qu’elle brûle comme ça en plein jour. Mon oncle Sagamore est au milieu. Mme Horne et Baby Collins appuient leur tête sur ses épaules. Et aux deux bouts, Pop et Miss Caroline dorment, l’un contre Mme Horne et l’autre contre Baby Collins. Baby Collins porte sa barboteuse et Miss Caroline une chemise à mon oncle Sagamore et une salopette à lui aussi, avec les jambes de pantalon relevées jusqu’aux genoux. Par terre, devant eux, il y a trois bocaux à confitures.
Tout au bout, à gauche, il y a trois baquets remplis de je ne sais quoi et à droite, un drôle d’engin comme je n’en ai jamais vu. On dirait une chaudière, avec un fourneau en dessous où un peu de feu brûle encore. Par le haut, il en sort un bout de tuyau de cuivre qui fait un coude et redescend en se tortillant dans un tonneau de fer plein d’eau. Et il en ressort un tout petit bout dans le bas du tonneau, qui est recourbé comme un robinet. Et dans cette espèce de robinet, on a planté un mince bout de bois et tout le long de ce bout de bois, y a un liquide qui s’égoutte dans un bocal qui est déjà plein et déborde par terre.
Je regarde avec des yeux écarquillés le tuyau qui sort du fourneau sous la chaudière. Il fait un coude et traverse le plafond de la cuisine. C’est donc pour ça qu’il en sortait de la fumée alors qu’il y avait pas de feu dans le poêle. C’est le même tuyau qui sert pour les deux.
Je me retourne pour regarder Booger, Otis et le shérif. Le shérif est toujours à genoux. Il s’essuie les yeux d’un revers de manche et commence à rire, puis il se remet à pleurer. Booger et Otis restent simplement plantés là et se serrent les mains. Booger s’avance, plante un doigt dans le bocal de truc qu’est sous le robinet et il y goûte. Il regarde les deux autres et fait « oui » de la tête en souriant d’une oreille à l’autre. Puis il revient et Otis et lui recommencent à se serrer les mains. Otis va prendre deux des six ou huit bocaux qui sont par terre près de celui qui déborde. Ceux-là ont des bouchons dessus. Il les défait l’un après l’autre et goûte le truc qu’est dedans. Après ça, d’un air on ne peut plus sérieux, il fait signe que « oui » à Booger et ils recommencent à se serrer les mains. Ensuite, ils se prennent par l’épaule et ils se mettent à danser la gigue. Je n’ai encore jamais vu de pareils fous.
— Gweuff, fait le shérif.
Il désigne les baquets, la chaudière et le tuyau.
Otis et Booger se penchent, lui prennent son râtelier, le retournent et le lui recollent dans la bouche. Il s’en rend même pas compte, mais cette fois, quand il veut parler, il réussit à sortir des mots :
— Mes enfants... mes enfants...
Incapable d’aller plus loin, il recommence à rire et à pleurer tout en même temps.
— Ces cochonneries de bacs n’étaient là que pour nous empêcher de sentir l’odeur du moût, dit Booger. Et pour c’qui est de la fumée... du moment qu’elle sortait du tuyau de la cuisine, qui s’en serait soucié ? Et c’est pour ça qu’il a amené Caroline Tchou-Tchou là. Il savait bien que la puanteur des bacs couvrirait le flair des chiens. C’était le seul endroit où elle puisse se cacher en attendant qu’il ait fini de plumer tous ces sauveteurs à la manque. Et tenez (il montre du doigt le tonneau en acier)... vous voyez cette eau qui circule sans arrêt en haut du tonneau, elle vient sûrement d’une source du haut de la colline. Et le trop-plein se vide dans le lac.
« Ah ! bon, je me dis, voilà l’explication de ce coin d’eau tiède en plein milieu du lac. Et bien sûr, il n’y était que quand l’engin était en marche. » Je regarde pour voir pourquoi je n’avais jamais vu les tuyaux passer sous la maison quand je jouais avec Sig Fride et je me rends compte qu’ils passent droit dans un bloc de ciment sur quoi reposent les fondations de la maison. C’est drôlement bien fichu.
— Qu’est-ce que c’est ? je demande à Booger.
— Un alambic pour faire de la gnôle.
A présent, le shérif s’est arrêté de pleurer et de rire ; il est là debout, l’air calme et sérieux comme à l’église.
— Mes enfants, il dit dans une espèce de chuchotement, je ne crois pas que vous vous êtes bien rendu compte de la beauté de la chose. Alors écoutez-moi : vous allez battre le rappel et me rassembler tout le monde. Les huit mille personnes qui sont là. Utilisez le camion de son, les haut-parleurs et tâchez qu’ils viennent tous, sans en excepter un seul. Je veux qu’ils viennent voir ça. Vous n’aurez qu’à les faire arriver par ce côté-ci de la maison, passer là devant et s’en aller par l’autre coin. Comme tous les hommes du comté sont là, en dehors de l’alambic, du moût et de la gnôle, nous allons avoir huit mille témoins visuels.
Booger fronce les sourcils, puis il dit :
— Mais permettez ! C’est pas possible. Des témoins, vous en aurez plus qu’il ne vous en faut, mais des jurés, non, parce qu’ils seront disqualifiés.
Le shérif secoue la tête d’un air indulgent :
— Je vous l’avais dit, mes enfants, que vous ne vous étiez pas encore rendu compte de la beauté de la chose. Pour sûr que tous les hommes sont ici. Mais les femmes ?
Booger et Otis en restent bouche bée.
Un moment, je crains que le shérif ne repique une crise et ne recommence à pleurer. Il s’étrangle, les larmes coulent sur ses joues, mais il sourit :
— Comprenez-vous, mes enfants ? Comprenez-vous ? Seules les femmes sont éligibles pour faire partie du jury. Les mêmes qui n’hésiteraient pas à le lyncher tout de suite si elles pouvaient seulement lui mettre la main dessus. Les femmes des hommes à qui il vend son vitriol et qu’il plume à la passe anglaise depuis plus de vingt ans.
Booger et Otis le regardent avec les yeux de mon oncle Finley quand il voit sa Vision :
— Je n’ai jamais rien entendu d’aussi beau, dit Booger à voix basse, tout ému.
— C’est bon, mes enfants, dit le shérif. Rassemblez-les. Mais d’abord je vous demande une petite faveur. Laissez-moi dix minutes tout seul ici. Je commence à me faire vieux et jamais plus je ne vivrai un moment pareil. Je veux simplement rester là un moment, le voir un moment de plus assis par terre, endormi, entre ses baquets de moût et son alambic. Ça me fera un beau souvenir pour consoler ma vieillesse.
Ils s’en vont. Moi, je suis très inquiet :
— Qu’est-ce qu’ils vont faire à Pop ? je demande au shérif. Et à Miss Caroline ?
Il ne semble pas m’avoir entendu. Il reste planté là, l’air rêveur, et, de temps en temps, je l’entends chuchoter :
— Magnifique !
Et aussi :
— Que c’est beau, que c’est beau, que c’est beau !
C’est seulement au bout de cinq à six minutes qu’il se retourne et qu’il me voit. Moi, il y a quelque chose qui me tracasse encore : mon oncle Sagamore avait bien pris des vêtements pour Miss Caroline, mais je la vois là avec sa vieille salopette. Je pose la question au shérif.
— Ah ! ça, il me répond... Je vais te dire : ces affaires qu’il a prises, c’est ça que les limiers flairaient et suivaient à la trace aux quatre coins de la ravine durant toute la journée d’hier. Il les avait traînées par terre derrière son mulet. Je le savais, mais je croyais qu’il avait pris une paire de ses chaussures.
En un rien de temps, une foule d’hommes commence à dégringoler du haut de la colline. Y en a déjà plein la cour. A présent, la route est ouverte et les premiers à passer, c’est trois autos pleines de journalistes et de photographes. Ils posent mille questions et prennent des tas de photos. Tout le monde s’agite, piétine, pendant que Pop, mon oncle Sagamore et les trois femmes continuent à dormir comme des loirs. Booger secoue la tête :
— Qu’est-ce qui ont dû se payer comme biture ! Au moins dix litres.
A ce moment, un klaxon nous écorche les oreilles ; un camion s’amène contre la maison et avance dans la foule. Il s’arrête juste sous le grand arbre et je vois qu’il y a plein de planches dedans et une grande pancarte sur le côté : Staggers Bois de Construction. A côté du chauffeur est assise une grosse femme au visage avenant qui porte une capeline. Elle descend, s’avance et reste un moment à les regarder tous les cinq, en train de dormir près de l’alambic. Ensuite elle se tourne vers moi :
— Billy ? elle demande.
— Oui, madame.
Les larmes lui viennent aux yeux et elle me prend dans ses bras :
— Pauvre petit !
Elle me soulève et me presse la tête contre sa poitrine.
— Enlevez-les de là, shérif, elle dit. Emmenez-les d’ici, et tout de suite.
— Bien, Miss Bessie, répond le shérif. Ils sont déjà partis, ou c’est tout comme.
Je suis resté à la ferme avec ma tante Bessie et c’était chouette, à part que c’était beaucoup plus calme que quand Pop et mon oncle Sagamore étaient là. J’ai fait beaucoup de pêche, je me suis entraîné à nager là où c’était pas profond et j’ai aidé ma tante Bessie à cueillir les mûres. Elle était vraiment gentille, et je l’aimais bien. Naturellement Miss Harrington, je veux dire Miss Caroline, me manquait, mais j’ai reçu une lettre d’elle où elle disait qu’elle allait bien. Après avoir témoigné au procès à La Nouvelle-Orléans, elle a trouvé du travail comme danseuse dans un cabaret de New York.
Ça, c’était en juin, quand ils ont rappelé Pop et mon oncle Sagamore, et voilà qu’à la fin d’août, il arrive un drôle de truc. Ma tante Bessie et moi, on était assis sur les marches de la véranda un après-midi, en train d’écosser des pois, quand tout d’un coup une auto du shérif descend la pente en cahotant et en traînant derrière elle un énorme nuage de fumée. L’espace d’une minute, ça me rappelle l’ancien temps et je me languis un peu après Pop et mon oncle Sagamore en me rappelant comme c’était amusant et excitant tout ce qui se passait pendant qu’ils étaient là. Mais ce n’est pas Booger et Otis qui sont dans la voiture, c’est le shérif en personne.
L’auto s’arrête ; il en descend et court vers ma tante Bessie qu’est assise sur les marches et qui le regarde venir comme si elle voyait un fou. Il se met à brailler :
— Ils reviennent !
Il ôte son chapeau et commence à le tortiller dans ses mains :
— Ils seront là demain...
Ma tante Bessie laisse tomber tous les petits pois de son tablier.
— Quoi ? Comment est-ce arrivé ? Je croyais...
Je saute sur mes pieds et je crie :
— Hourra !
Le shérif me regarde comme s’il voulait me bouffer. Ensuite il s’écroule sur les marches et secoue la tête d’un air dégoûté :
— Le gouverneur les a graciés tous les deux, sous prétexte que le procès avait été irrégulier, tout ça parce que j’avais disqualifié tous les hommes du jury et que les femmes étaient de parti pris.
Tante Bessie hoche la tête :
— Pas de doute, c’était une erreur.
Le shérif jette son chapeau par terre et s’apprête à dire un très vilain mot, mais il s’arrête juste à temps.
— Non, non, non ! il crie. C’est pas ça du tout. Ça, ce n’était que le prétexte.
Tante Bessie le regarde :
— Comment ça ?
— C’est ce gardien chef de malheur, bougre de tonnerre de... ! Jamais il n’a pu me sentir, et c’est le beau-frère du gouverneur. A eux deux, ils ont combiné le coup pour se débarrasser de lui et me le recoller sur le dos.
— Vous voulez dire que le gardien chef ne voulait pas de lui, là-haut ?
Le shérif se tourne vers elle et la regarde fixement :
— Bessie, y a combien de temps que vous êtes mariée avec lui ?
Elle soupire :
— J’admets que ma question était un peu naïve.
— Pour ça, oui, dit le shérif. Cette sacrée tête de lard de gardien chef de mes... a fini par en avoir pardessus la tête de voir sa prison en état de chambardement perpétuel et, d’un autre côté, il était jaloux d’eux, parce qu’ils se faisaient plus d’argent que lui, avec l’alambic qu’ils avaient monté dans la chaufferie et qui leur servait à faire de la gnôle avec des pruneaux et des pelures de pommes de terre qu’ils tiraient de la cuisine, et en plus de ça les paris qu’ils prenaient pour les courses. Et c’est pas tout, ils se sont arrangés pour vendre à une fabrique de pâtées pour chiens les taureaux de concours qu’on avait fait venir pour le rodéo annuel de la prison... Jamais on a pu savoir comment ils les avaient sortis. Notez bien que ça leur était facile de se procurer de la tôle pour les numéros d’immatriculation à l’atelier de tôlerie. Ils ont pris la voiture du gardien chef...
Ah ! vous parlez d’un chouette été qu’on a passé. Comme dit Pop, y a rien de plus sain ni de plus fortifiant que la vie à la ferme, et plus fortifiant que la ferme à mon oncle Sagamore, y en a pas.
— On va tâcher de rester là, dit Pop, et même de ne plus jamais retourner sur les champs de courses.
Ce qui m’arrange drôlement bien. Maintenant que mon oncle Sagamore et lui sont revenus, ça commence à remuer un peu. Ils sont en train de chercher une nouvelle affaire à entreprendre, vu que le cuir n’a pas très bien rendu, et je m’attends d’un moment à l’autre à ce que ça recommence à barder.
C’est ça qu’il y a de bien dans une ferme. On ne sait jamais ce qui va arriver la minute d’après.